La vie d'Alfred Béguin
Le passant ne prête guère attention aux dessins dont s'ornent tant façades anciennes à la Chiésaz et à St-Légier, c'est bien dommage, car ils en valent la peine.
Durant la fin du XIXe et au début du XXe siècle, leur réputation s'étendit au-delà de nos frontières, si bien que les "guides" en parlaient et que les touristes et autres curieux faisaient la tournée du village pour découvrir les caricatures mentionnées sur leur itinéraire.
Alfred Béguin, né en 1834, fut l'élève de Glayre avec Bachelin, Anker et d'autres peintres connus. Il suivit les cours de l'Ecole des Beaux-Arts de Paris vers 1852, fit une série de lointains voyages, puis rentra à St-Légier - La Chiésaz où l'attendaient ses préférences de vie campagnarde, loin du bruit et des désillusions. Ses dessins se rapportent souvent à un personnage original, un événement local, une scène comique, un incident survenu au village à un habitant. Ils piquaient la curiosité des citadins qui montaient en famille le dimanche pour voir s'il y avait du nouveau à St-Légier - La Chiésaz, s'évertuant à mettre un nom sur les personnages peints ou commentant l'événement: bagarre, retour de foire homérique, embardée d'attelage, querelle de ménage...
De ses voyages, il faut retenir une aventure piquante qu'il convient de rapporter. Cela se passait en Calabre, dans cette région que Paul-Louis Courier a évoquée d0une façon si terrifiante dans un récit que connaissent tous les écoliers.
Un jour, Alfred Béguin fut capturé par des brigands qui exigèrent une rançon avant de le relâcher. Vrai chevalier de la bourse plate, le prisonnier n'avait pas un sou en poche, mais il offrit à ses tortionnaires de faire leur portrait. il commença par celui du chef de la bande, puis tous y passèrent. Béguin, par son art si primesautier et suggestif, avait su conquérir le cœur de féroces brigands et toucher leur sensibilité fort émoussée. Il resta pendant une semaine au milieu d'eux tellement il trouvait leur compagnie agréable. Au moment du départ, de peur qu'il ne devienne la proie d'autres amateurs de rançons ou de portraits, les brigands tinrent à l'accompagner jusqu'à ce qu'il fût sécurité.
Cette anecdote montre bien le caractère de Béguin, indépendant à outrance, plein d'une philosophie charmante et joyeuse. A St-Légier - La Chiésaz, où il passa la plus grande partie de sa vie, on l'appelait "le vieux Béguin".
Le peinte occupe une partie de ses loisirs à ses fresques. On le sollicite parfois pour dessiner telle ou telle scène sur une grange. Mais le plus souvent, il peint en cachette, la nuit, accompagné d'un ami qui porte le falot. Le lendemain, les passions s'échauffent. On n'apprécie pas toujours au village de voir ses petits travers croqués sur sa propre maison. Alfred, bon prince, paie le blanchissage de son œuvre lorsqu'un procès menace. Aujourd'hui, une partie des peintures murales de Béguin existe encore. Les œuvres font l'objet d'une attention toute particulière. Selon les possibilités, elles sont conservées.
Les unes sont d'époque, d'autres ont été repeintes après ravalage des façades ou simplement rafraîchies par des artistes-peintres du cru et par des restauratrices d'art de la région. Les fresques amusantes de Béguin témoignent du passé agricole de la commune et d'un mode de vie révolu qui avait ses jolis côtés. C'est une page unique d'histoire qu'il est plus agréable de lire sur des façades de maison que dans des registres de procès-verbaux austères par définition.
Alfred Béguin a fait l'objet, à la fin du siècle passé et au début de celui-ci, de plusieurs articles dans la presse, aux titres évocateurs tels que: le premier tagueur suisse est mort il y a un siècle; l'œuvre cachée d'Alfred Béguin; le sprayeur de St-Légier - La Chiésaz.
En 1984, la municipalité et la Société de Développement ont marqué le 150e anniversaire de la naissance du peintre par une exposition à l'Aula du collège de Clos-Béguin.
En marge de cette exposition, une plaque commémorative a été fixée sur la maison de Béguin, au bas de la route du Tirage, où il est mort en solitaire en 1906, à l'âge de 72 ans.
Il était resté original, facétieux et indépendant, même au-delà de sa vie; le jour de son enterrement, le fond du cercueil céda, et le corps du peintre roula au milieu de l'assemblée stupéfaite.